Irlande : paradis vert, landes de pierre

Terres tourmentées par un vent marin sous un ciel ténébreux, «landes de pierres», comme le chante Michel Sardou, brebis mélancoliques égarées autour des lacs, U2 et son «Sunday bloody Sunday», maisons flashy léchées par les embruns, pubs grouillant de Celtes hilares… L’Irlande, c’est tout ça mais aussi, vous l’avez deviné, un étonnant spot pour le VTT.

Fiers de nos sentiers français, nous attendions, il est vrai, le résultat avec un certain scepticisme et peut-être aussi un peu de dédain. Grave erreur ! Le cahier des charges de Coilte pour la création des sentiers se révélait, dès le départ, très précis : des chemins stabilisés, des passerelles en bois au-dessus des marais, une moyenne de 3% sur l’ensemble des singles… En gros, c’est le travail sur le VTT qui devait donner de la vitesse et non la pente. Un peu comme un pump track. Coût au mètre linéaire : 32 € ! Des kilomètres de chemins ont été patiemment taillés à la pelle araignée et stabilisés avec du remblai. Le résultat ? Un terrain de jeu prodigieux adapté à tous les niveaux. Le débutant flâne en toute sérénité alors que le pratiquant aguerri s’affaire sur un long single tournoyant au-dessus de la lande. Survolant les marécages via une interminable passerelle pimentée de virages discrètement relevés, le traceur a disposé quelques whoops au détour d’une épingle. Une belle surprise.
Celui de Ballyhoura, dans l’Ouest du pays, propose plusieurs trails dont un de 51 km. Presque un single. Prenez une carte et trouvez mieux ! Les sphaignes, mousses étranges, s’accrochent parmi les touffes de joncs et de bruyère. La terre spongieuse ressemble au dos d’un vieux mammouth endormi, il règne un silence de cloître. Les moutons éparpillés colorent le flanc des collinettes qui brillent d’un vert étincelant. Nous allons de surprise en surprise, bluffés par l’ampleur et la qualité du chantier.

A Dublin, les VTT se cachent pour mourir

Dublin. Un samedi soir. Les pubs se remplissent, la Guiness coule à flot. Les verres ne sont jamais vides. Les VTT sont dehors, empilés les uns sur les autres. Sans antivol. La foule, joyeuse, passe : Irlandaises en goguette, Irlandais en chasse, les idées déjà un peu brouillées par l’alcool. L’Irlande baigne dans un soleil printanier mais comme de coutume, les réjouissances se font à huis clos, dans l’intimité des pubs. C’est l’œil torve mais alangui que nous surveillons, à travers la vitre embuée, nos vélos mêlés aux clous citadins. Soudain, un jeune homme, certainement un connaisseur, s’empare le plus nonchalamment du monde de l’un de nos Sunn Kern. Alors que nous bondissons hors du pub avec un temps de réaction proche de celui d’une tortue neurasthénique, la roue avant du Kern tombe. Nous avions pris la précaution de retirer l’axe de 20. Au cas où… Pas décontenancé pour un sou, le jeune prend un air vaguement contrarié, murmurant quelque chose qui ressemble à “Tiens, bizarre…”, et tente (en vain) de remettre la roue alors que nous arrivons à sa hauteur pour lui demander de légitimes explications.

Avec la hargne légendaire dont sont parfois coutumiers les Irlandais que l’on agace, il nous repousse, nous crache presque au visage et s’éloigne comme un prince au milieu de la foule indifférente… pour détaler comme un lapin à la première intersection. Il nous a fait penser à John Wayne dans le film de John Ford “L’homme tranquille” (1952)… Le jeune géant irlandais à l’œil aussi placide que le lac du Connemara, s’énerve et cogne contre l’injustice comme notre jeune voleur. L’Irlandais possède un caractère de feu qu’il tire de la fureur de son climat mais aussi de sa culture et de son histoire déchirée. La grande famine au XIXe siècle, les mouvements protestataires pas forcément pacifiques, les actions terroristes, la méfiance Nord-Sud expliquent certainement cette rage pas toujours contenue…

Nous repartons à vélo et, de ruelle en canal, finissons par nous perdre. Les Irlandais, serviables, nous indiquent une direction qui nous éloigne toutefois un peu plus de l’hôtel. Trente kilomètres plus loin, force est de constater c’est du gaspillage, cette bonne Guinness cuvée en moins de deux à force de pédaler et de suer ! Mais Dublin est une ville où il fait bon se perdre, surtout à VTT. Ici, la vie est paisible, même si elle abrite l’unique voleur de bicyclettes d’Irlande. Dublin, comme Paris, aime ses quais et ses ponts. La baie se devine au loin, dans la brume. Plus loin encore, on aperçoit le halo d’un phare ancré dans l’Atlantique. Dans les rues piétonnes, de joyeux fêtards vous souhaitent “d’épouser celle ou celui que vous voulez, un enfant chaque année, une terre abondante, et de passer une heure au paradis avant que le diable n’apprenne votre mort”… Les couleurs vives des façades, émaillées de plaques étincelantes, rivalisent de fraîcheur dans la clarté de ce été trop court. Comme Henri IV quand il s’exclama “Paris vaut bien une messe”, nous avons envie de dire que Dublin vaut bien un ride !

Le Connemara, les yeux de l’Irlande depuis toujours…

Dans le ciel du Connemara, à l’Ouest du comté de Galway, le sentier VTT vient tout juste de sortir du sol. Chaque centimètre carré a été opiniâtrement arraché à la terre humide qui en porte encore les stigmates. Dans quelques mois, la pluie et le foisonnement de la végétation aidant, il fera partie du décor. Dans quelques années, couvert de mousse et autres sphaignes, il paraîtra vieux de plusieurs siècles ! Les nuages passent vite dans le ciel et leurs ombres courent sur la lande, parsemée de milliers de petits lacs. Les moutons sont aussi du spectacle. Certains portent encore leur lourde houppelande de laine de l’hiver et des béliers coiffés d’une double torsade de cornes contemplent l’horizon de leur œil las. A Moher, la côte devient abrupte et déchiquetée. Malgré ses efforts, la végétation peine à se frayer un chemin vers le soleil sur cette immensité minérale. De lourdes plaques de granit dressées retiennent les bêtes, clôture dolmen héritée du temps de la jeune Irlande celte. Les silhouettes jaunes hagardes de touristes désœuvrés se dessinent dans l’horizon blême.

Les falaises de Moher, ancrées dans l’Atlantique, sont des masses de calcaire et de schiste érodées par les éléments toujours déchaînés sur ces côtes tourmentées. Une véritable ode à la démesure. Nous avions en tête cette vidéo étonnante qui circule sur le net (You tube, Hans Rey, MTB Moher) : deux riders sur une vire étroite et vertigineuse, trempée à en mourir, se faufilent, décontractés, 200 m au-dessus d’un océan déchaîné hérissé de mauvais récifs. Effrayant ! Les falaises de Moher sont un lieu aménagé et protégé depuis 2008. L’accès aux vires est désormais défendu par un vigile vigoureux et maussade, congelé sous la bruine impitoyable. Tant mieux, finalement : cela nous évitera de dangereuses tentations… Un peu plus loin, la nature reprend ses droits. Plus de béton ni de vigile dépressif. Nous roulons au bord du vide de Moher, les yeux dans les yeux de l’Atlantique, le visage purifié par le grand souffle de l’océan. Ce souffle qui porte jusqu’à nous la musique des vagues et les ricanements désabusés des goélands dans le ciel gris saturé d’eau…